Problématique droit et justice
Le droit est-il en mesure de garantir la justice, ou tend-il à l’étouffer ?
La justice est un idéal philosophique, mais il ne peut être qu’approché par le droit, qui lui, est en prise avec la réalité.
La justice est un idéal philosophique qui voudrait que tout homme, toute femme, soit traité de la même manière, mais par qui ?….
Dans l’exposé monstre sur la justice et le droit, nous voyons clairement, qu’il y a deux types de justices qui sont mises en relation. La justice des hommes, celle que les hommes essaient de mettre en place pour équilibrer les relations entre eux, l’homme à qui on a volé sa bourse veut obtenir justice et agit dans ce sens, même s’il se trompe, et une justice immanente, celle de Dieu dans l’histoire qu’il raconte, qui rétablit les erreurs de la justice humaine et mène l’homme vers un idéal de justice qui le dépasse. Seul Dieu en l’occurrence peut établir une réelle justice, car seul, il connaît tous les actes des hommes et peut les équilibrer de manière juste.
En d’autres termes, la justice en tant que concept philosophique n’est pas la justice des hommes, car les hommes n’ont pas en mains toutes les cartes qui leur permettraient d’établir une justice vraie. La Justice, avec un grand J, leur échappe.
Ils peuvent seulement chercher à s’en rapprocher. Pour s’en approcher, ils ont inventé le droit, mais le droit est une affaire humaine, il n’a rien d’idéal. Il est confronté à la réalité humaine, au quotidien, à l’erreur et à l’imperfection humaine. Parfois, le droit peut se rapprocher de la Justice. Parfois, il en reste fort loin. On le sent en particulier dans son analyse politique. La politique crée le droit et en vit. Elle le crée, car les politiques, les parlements font les lois. Elle en vit, car elle établit des lois qui confirment les règles du pouvoir dont elle est issue. En ce sens, la politique fixe des rapports de pouvoirs, c’est-à-dire une forme sociétale injuste. Dans tous les parlements démocratiques ou non, lorsqu’on fait des lois, on se livre à une négociation entre les différents intérêts en présence. La loi issue ensuite du parlement est une loi qui représente ce rapport de pouvoir et confirme le pouvoir du plus fort, à savoir, celui qui a dominé lors de la négociation. Cela signifie que le droit est par essence injuste, en ce sens, il étouffe la justice, car il confirme le pouvoir du plus fort, de celui qui a le plus de jetons de jeu, et cela est valable dans toutes les sociétés, qu’elles soient de gauche ou de droite.
Le système n’est pas différent. Si l’on se trouve dans un système non démocratique, la négociation aura lieu à l’intérieur d’un petit cercle de personnes qui détiennent le pouvoir, mais on fera aussi une balance entre les intérêts des personnes en présence.
Au niveau de l’ensemble de la société, le droit fixe les règles du pouvoir et les confirme. Il les rend incontestables. On peut ensuite les confirmer et les renforcer encore en utilisant l’émotion et en y attachant les citoyens par une croyance en la patrie, en la supériorité du système démocratique ou du chef charismatique ou n’importe quel autre moyen émotionnel qui permet au citoyen de se sentir partie d’un système politique.
Au niveau de l’individu, en revanche, le droit se pique de se rapprocher plus de la justice. Dans les relations entre les individus, le droit fixe des règles de comportement qui sont les mêmes (plus ou moins) pour tout le monde. Cela signifie qu’une personne qui a subi un dommage doit pouvoir obtenir réparation. Celui à qui on a volé sa bourse peut obtenir la condamnation du voleur, pour autant qu’on l’ait attrapé et l’on peut s’attendre, en principe, à ce que la personne qu’on ait attrapé soit le vrai voleur. Du moins, on prendra quelques précautions qui éviteront que l’on se trompe trop souvent.
Notre raison se contentera du résultat de l’action de la justice humaine, car nous aurons constaté un dommage et réagi en octroyant un dédommagement. Cependant cette action et cette réaction sont prises indépendamment de tout le contexte dans lequel nous sommes. Il y aura dommage et dédommagement, indépendamment de tout le passé des deux individus en présence. Nous les aurons sortis de leur contexte et nou n’aurons jugé un seul de leurs actes. Cela signifie qu’un ancien tortionnaire obtiendra pour le même dommage, le même dédommagement qu’une bonne sœur. La Justice, en tant que principe philosophique n’y trouvera pas son compte, car les autres crimes du tortionnaire ne seront pas expiés, ou alors ils le seront ailleurs ou d’une autre manière. Ils auront en tout cas été ignorés dans ce cas.
Le cas est encore plus clair si le droit de ce pays tolère la torture et ne poursuit donc pas le tortionnaire.
Le droit garantit une justice humaine, fondée sur le jugement d’un fait précis sorti du contexte de l’ensemble de la vie de la personne concernée, mais il ne garantit en aucune manière la Justice avec un grand J.
La justice dépasse-t-elle le cadre du droit et le conteste-t-elle ? Ou peut-elle l’inspirer, le renouveler ?
La justice dépasse de beaucoup le cadre du droit, car elle ne peut se laisser enfermer dans des textes décidés par des rapports de force entre des politiciens.
La justice est un idéal. Elle ne peut exister sur la terre ou dans la société humaine.
C’est même un idéal qui est si abstrait qu’il ne peut se définir. Il ne peut se définir, car il dépend de tant de paramètres que seul un être supérieur, Dieu par exemple, pourrait évaluer la qualité de justice d’un événement ou d’une société.
La notion de justice ne peut être évaluée par un observateur humain, fut-il prophète, car pour en juger, il faudrait connaître le fond du coeur, le passé et presque l’avenir de chaque personne concerné. En effet, ce qui paraît juste ne l’est pas forcément. Dürrenmatt nous donne l’exemple du puits, mais on peut le pousser encore plus loin. Je vous donne deux autres exemples :
Une mère semble être très juste avec ses deux enfants : elle leur offre à chacun le même cheval noir, ou la même voiture. Est-ce juste, sachant que le premier la désirait depuis 10 ans et que le deuxième ne conduit pas ? Elle a même pu faire semblant d’être juste pour cacher son injustice. Elle a peut-être agi ainsi pour contrarier son deuxième fils en lui montrant qu’il est incapable de faire ce que le premier sait faire. Une action qui paraît juste se transforme en action injuste du fait de la simple personnalité des deux fils.
Deuxième histoire : le premier cavalier de Dürrenmatt revient vers le puits ayant constaté qu’il avait perdu sa bourse, mais au puits, il ne trouve pas le troisième cavalier, mais une charmante jeune fille. Il en tombe amoureux et l’épouse. Il ne pense plus à sa bourse. Au contraire, il est content de l’avoir perdue et d’être revenu au puits. Un événement injuste ou contraire s’est transformé en événement juste ou favorable, du fait du hasard et de la personnalité du cavalier.
Comment l’observateur peut-il voir cela, même en étant prophète ?
C’est un principe duquel on peut s’inspirer pour créer le droit. La transformation de la justice en règles de droit est une opération qui la ramène sur la terre et fait d’une idée pure un ensemble de règles applicables aux individus. Du même coup, cette idée perd son abstraction et est confrontée à la réalité. C’est en somme un ange dont on trempe les mains dans le cambouis… Il n’est plus très blanc, il doit replier ses ailes et retrousser ses manches ! Celui qui le croisera aura bien de la peine à reconnaître en lui l’ange dont il rêvait quand il l’a appelé à son secours.
La Justice, évoquée par exemple sous la forme d’un ange, en a d’ailleurs tous les défauts. Elle est pure abstraction, indéfinissable, parce qu’elle est définie par chaque être humain de manière différente. Il est donc impossible de dire si les hommes sont aujourd’hui traités de la même manière ou non, qui a reçu plus ou moins, car on ne sait pas non plus qui voulait quoi et avec quelle intensité.
Comment la justice et le droit peuvent-ils collaborer pour une conception plus juste de la société ?
La très grande injustice apparente du monde nous a fait imaginer une justice immanente, une justice qui nous dépasse et qui est assurée par un être supérieur, Dieu en l’occurrence. Dieu seul est juste, peut régler la partie de manière à ce que tous les pions reçoivent des jetons en fonction de leurs efforts et de leurs qualités, de manière juste. Dieu rétablit la justice en donnant aux justes la vie éternelle, même si leur vie sur terre a été ratée et aux injustes des tourments éternels, même si leur vie sur terre a été plutôt réussie. Cette croyance nous permet de rétablir une justice idéale dans un monde qui paraît profondément injuste.
La notion de justice nous aide lorsque nous créons des lois qui s’appliqueront au niveau individuel. Nous voulons que tous les citoyens et citoyennes d’un pays puissent être traités de la même manière et que le droit s’applique indifféremment à tout le monde. Il s’agit seulement plus d’une « égalité de traitement » que d’une justice.
Au niveau sociétal, notre sentiment de justice se révolte quand nous avons le sentiment que le pouvoir et les biens sont répartis d’une manière trop inégale dans la société et en particulier, qu’une partie de notre société n’obtient pas le minimum qui doit lui permettre de survivre. Nous définissons donc ce qu’est le minimum vital et nous fixons des lois qui assurent ce minimum à toute personne. Nous fixons des lois sociales qui empêchent les plus faibles de mourir.
Là nous rejoignons la question des loups et des agneaux. Pourquoi avons-nous ce sentiment qu’il y a injustice quand les plus faibles dans la société n’obtiennent pas de quoi vivre ? Pourquoi sommes-nous choqués et pourquoi voulons-nous corriger nos lois pour faciliter la vie des plus faibles ?
Eh bien, très probablement parce que les êtres humains ne sont jamais complètement ni loups, ni agneaux. Et je vois en effet que l’être humain est soumis à deux lois contraires qui déterminent toutes les deux son comportement : celle des loups et celle des agneaux. En d’autres termes, l’homme est à la fois un individu et un être social. En tant qu’individu, l’homme est soumis aux terribles lois de Darwin, ou autrement dit, aux lois de la jungle, soit à la sélection naturelle. Il doit montrer qu’il est plus fort et seuls les plus forts triomphent. Le loup est alors un loup pour l’homme. Il joue des coudes, écrase les plus faibles et se moque du fait qu’ils meurent de faim. Ils ont le tort, face à la nature, d’être moins bien armés pour résister.
Cependant, l’homme est depuis des millions d’années, trop faible pour vivre seul dans la nature. Il doit s’organiser pour chasser, s’organiser pour protéger ses petits. Il est aussi un être social et à ce titre, il a un fort sentiment d’être membre d’un clan, d’une tribu, d’une société et il applique des règles sociales : il attend protection de la société et est prêt à accorder aussi son concours aux autres. A ce titre, il est agneau, se soumet à un certain nombre de règles sociales, de limitations de sa liberté et de soutien aux plus faibles.
Cette tension existe dans chaque être humain et par conséquent dans chaque société humaine. Trouver l’équilibre entre ces deux tendances de l’être humain est un des grands défis de la politique. Créer une société où l’être humain se sent suffisamment libre pour épanouir son individualité et montrer ses compétences et suffisamment intégré pour permettre la cohésion de la société et par conséquent sa durabilité.
De mon point de vue, il n’y a pas de société de loups et de société d’agneaux. Il n’y a que des sociétés d’agneaux-loups, qui peuvent, selon leur organisation, laisser un peu plus de place au côté agneau ou au côté loup. Quand on laisse un peu plus de place au loup, on contraint l’agneau et on met en danger la cohésion, quand on laisse un peu plus de place à l’agneau, on garantit une meilleure cohésion, mais on contraint le loup….
L’analyse sociale et philosophique de la société de Dürrenmatt est directement inspirée par le siècle qu’il vit : la guerre est terminée, l’Europe de l’Est a passé au communisme, l’Italie hésite, la France vient de vivre les événements de mai 68. La polarisation de la politique en deux blocs donne l’impression que les choses sont très différentes à l’Est et à l’Ouest. Deux idéologies s’affrontent, mais elles ne sont pas si différentes l’une de l’autre dans le principe. Dürrenmatt en a l’intuition et il essaie de s’abstraire de la politique qu’il observe en la transformant en un jeu où chaque joueur a un certain nombre de jetons et peut les jouer selon des règles, qui représentent le droit.