Le sujet que nous abordons aujourd’hui est particulièrement important dans le contexte actuel et je vous suis reconnaissante de l’avoir proposé pour cette journée et de nous permettre ainsi d’en débattre. Cela m’intéresse beaucoup. Ces problèmes se reposent continuellement, que ce soit dans mon travail ou dans mon activité politique. Ils sont au centre de la réflexion actuelle sur les assurances sociales et l’assistance ou l’aide sociale. Ou plutôt, je dirais qu’ils sous-tendent la réflexion, sans jamais être réellement évoqués. Nous sommes bien face à deux conceptions différentes du monde, qui s’affrontent au niveau politique et qui reposent sur des définitions différentes de la dignité humaine. J’y reviendrai tout à l’heure.
Notre population s’appauvrit. C’est une donnée vérifiable. Il suffit de consulter les statistiques pour s’en rendre compte. Des milliers de personnes résidant en Suisse vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Ceux qui ont eu l’occasion de lire le livre de Stéphane Rossini pour préparer cette journée en ont une idée assez précise. Ce sont en particulier, des femmes élevant seules leurs enfants, mais aussi des personnes que je côtoie tous les jours dans mon service, des gens qui ont des difficultés de santé ou souffrent d’un handicap.
Cela a pour conséquence que nos assurances sociales sont de plus en plus mises à contribution. Pascal Couchepin promet la faillite de l’AVS avec l’arrivée à l’âge de la retraite de nombreuses personnes en bonne santé et qui vont donc vivre encore très longtemps. L’assurance maladie coûte de plus en plus cher et les familles ne peuvent bientôt plus assumer leurs primes. L’AI souffre d’un déficit abyssal de 1,4 milliard par année et cumule des pertes pour près de six milliards.
Avoir une bonne solidarité sociale, c’est idéal et tout le monde est d’accord sur le principe. Mais le problème, c’est que ça a un coût et que ce coût, il faut bien que l’ensemble de la société l’assume et c’est là que les difficultés commencent. Si tout un chacun est prêt à faire un effort financier pour prendre en charge les personnes âgées, les malades, les chômeurs ou les invalides, cette générosité a des limites et à un certain moment, le citoyen contribuable se rebiffe….
Et à l’heure actuelle, il se rebiffe de plus en plus…
Vous vous rappelez peut-être de la polémique que nous avons vécue en 2003, lorsque Christof Blocher a dénoncé les abuseurs de l’AI. C’est assez exemplaire. Il a alors inventé le mot de « Scheininvaliden », c’est-à-dire, environ, pseudo-invalide. Cette accusation a trouvé un réel écho dans la population. Les gens étaient prêts à croire que c’était vrai. J’ai même été frappée par le fait que des personnes que je croyais ouvertes au monde soient entrées dans cette vision. Les médias ont relayé ces affirmations avec une extraordinaire bienveillance. Surtout en Suisse alémanique, il faut le dire. La Suisse romande a été relativement épargnée.
Au café du commerce, il est devenu courant que l’on parle de ces gens qui profitent des assurances sociales, qui ont un poil dans la main et qui vivent chez nous sans travailler. On vise évidemment les étrangers, dont on a le sentiment qu’ils viennent en Suisse « pour se mettre à l’AI ». Cette idée est même relayée jusqu’à l’OFAS et se retrouve dans une proposition qui fait partie de la cinquième révision de l’AI. Actuellement, les étrangers qui arrivent en Suisse ne peuvent pas toucher l’AI dans la première année de leur séjour. La Confédération propose de prolonger ce délai à trois ans.
Au niveau politique, nous sommes donc pris entre la volonté d’aider ceux qui en ont besoin, c’est un mandat qui nous est donné par la constitution, et les coûts que cela engendre pour l’ensemble de société.
Le point fondamental, c’est que les richesses à partager ne sont pas infinies. Ce que l’on donne à l’un, on ne le donne pas à l’autre. Et ce que l’on donne aux uns, c’est qu’on l’a pris aux autres, par l’intermédiaire des impôts. On ne peut donc donner au hasard, on doit chercher à donner à ceux qui en ont le plus besoin.
Cela nous oblige à nous poser des questions de fonds :
Qui aide-t-on ?
Comment ?
Jusqu’où ?
C’est le cœur du débat politique entre la responsabilité individuelle et la solidarité sociale. Et ce n’est pas aussi simple à trancher que cela paraît! Il n’y a pas d’un côté des êtres profondément égoïstes, individualistes, qui abandonnent les autres et de l’autre des être généreux, solidaires, qui veulent donner le maximum aux autres.
Ce débat nous renvoie en fait à notre vision de l’être humain.
Le premier point à relever, c’est la dualité de l’être humain. L’être humain est à la foi un individu et un être social. Il ne peut être l’un sans l’autre.
L’être humain est un individu avec une personnalité propre, qui le distingue de tous ses semblables, avec des capacités qu’il peut développer, une créativité, une volonté de les mettre en œuvre.
En même temps, c’est un être social. Depuis l’aube de l’humanité, il vit en société organisée, où chacun joue un rôle bien défini. La présence de chacun est indispensable au fonctionnement du groupe et l’organisation du groupe est indispensable à la survie de l’espèce.
Le christianisme reconnaît d’ailleurs explicitement cette dualité. Il accorde une grande importance à l’être humain en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’être social.
Dans le christianisme, chaque être humain a une grande importance pour Dieu. Dieu se préoccupe de chacun. Chaque être humain est responsable de ses actes devant Dieu. Chacun doit faire personnellement son chemin dans la foi.
Mais en même temps, la Bible parle abondamment de la responsabilité de chacun envers les autres. Il nous est demandé de nous aimer les uns les autres, d’être solidaires, d’avoir pitié du mendiant, de verser une dîme aux indigents, de visiter les prisonniers, de soigner les blessés, etc. A travers son enseignement, le christianisme affermit le lien social et en rappelle l’importance primordiale.
Faire de l’homme un pur individu, c’est nier le fait qu’il dépend de tous les autres et qu’il ne peut se réaliser qu’en relation avec les autres. Faire de l’homme un être purement social, c’est nier ses capacités propres, sa richesse personnelle, sa créativité.
Les sociétés humaines sont en constante recherche d’équilibre entre ces deux pôles. Cet équilibre s’établit parfois un peu plus dans la direction de l’individu, parfois un peu plus dans la direction de la communauté. Je vais volontairement utiliser des modèles très schématiques. Vous me le pardonnerez. C’est dans l’espoir d’être claire. Cependant, il va de soi que la réalité est bien plus nuancée.
La vision de la société de droite a tendance à mettre l’accent sur l’individu. Elle valorise les qualités personnelles. Elles fait confiance à l’être humain et part de l’idée que chacun assume ses responsabilités. Si quelqu’un ne peut pas le faire, pour cause de maladie ou de vieillesse, alors les autres peuvent l’aider volontairement. La richesse et la pauvreté sont considérées comme inéluctables. Chacun est responsable individuellement de sa situation. La dignité humaine est définie implicitement comme la capacité de s’assumer soi-même, cependant, on ne donne pas à tout le monde les moyens de le faire de manière indépendante, car on nie au fond les différences de capacités entre les individus. Tous ceux qui veulent s’en sortir le peuvent, estime-t-on. Les inégalités sociales sont importantes, la couverture des besoins de base n’est pas assurée et il s’établit un lien de dépendance entre le bienfaiteur et ses protégés. Autrefois, cela correspondait au modèle de la dame patronnesse. Les riches sont au fond, bien contents qu’il y ait des pauvres, car cela leur permet de montrer leur générosité. On tombe assez rapidement dans le paternalisme.
En tant que socialistes, nous voyons clairement les limites de ce modèle et nous avons cherché à éviter ces travers. Nous avons tendance à mettre l’accent sur l’Etat. Nous valorisons le lien social et la solidarité. Nous faisons confiance à la société et partons de l’idée que le bien de chacun des individus est une responsabilité de l’ensemble de la communauté. Si certains se trouvent en difficultés, ce sont des institutions qui pourvoient à leur entretien, de manière suffisante. Ils ont un droit à l’assistance. Si l’on pousse ce modèle jusqu’au bout, on parle d’Etat providence. Tout le monde est traité plus ou moins pareillement. Personne ne risque la misère. Dans ce modèle, la dignité humaine est définie comme la capacité de vivre de manière indépendante en ayant l’assurance que les besoins de base seront couverts, par l’Etat, si nécessaire.
En Suisse, nous ne sommes pas majoritaires. Nous avons donc dû nous battre beaucoup pour développer l’Etat social, mais nous avons obtenu quelques bons résultats. Un filet social relativement solide permet de rattraper ceux qui n’ont pas les capacités, la santé ou la chance simplement de pourvoir à leurs propres besoins.
La constitution garantit le minimum vital à toutes les personnes qui vivent dans notre pays et un système d’assurances sociales permet de faire face aux problèmes les plus courants, mais cela n’a pas toujours été comme ça. Notre système social suisse est somme toute très récent. L’AVS date de 1948, l’AI de 1960, la prévoyance professionnelle de 1975, la LAMal de 1996. Cela veut dire qu’en une ou deux générations, nous avons fait des pas considérables de l’individualisme vers la solidarité sociale.
Nous l’avons fait, en partie, parce que le lien familial se desserrait et qu’il fallait pallier l’abandon et la misère des personnes malades, âgées ou handicapées.
Nous l’avons fait aussi parce que nous en avions les moyens. Nos assurances sociales sont issues des « Trente glorieuses », ces années d’après guerre, où notre économie s’est développée à un rythme très élevé et qui nous ont permis de mettre en place les institutions performantes que nous avons actuellement.
Nous l’avons fait aussi, du moins je l’espère, parce qu’il y avait un consensus sur des valeurs fondamentales de la société.
Que tout ne soit pas encore définitivement acquis, cela peut donc se comprendre, sachant le temps qu’il faut pour modifier les mentalités.
Je crois pouvoir dire cependant que ce consensus existe toujours aujourd’hui, même s’il reçoit des coups de boutoir assez importants. Il tient encore. Tiendra-t-il encore longtemps ? C’est difficile à dire. Nous avons à chaque session de nouvelles discussions importantes sur nos assurances sociales et dans l’ensemble, je dirais que nous avons peu perdu, mais aussi peu gagné ces derniers temps, dans ce domaine.
L’année 2005 sera décisive pour l’AI. Nous entrons en effet dans le vif de la 5ème révision. Il y aura donc des discussions animées et la vision que nous avons de cette assurance pourrait bien en être sérieusement modifiée. L’AI a été beaucoup attaquée depuis quelques années et ce qu’elle a subi est assez emblématique de ce débat sur la solidarité individuelle et la responsabilité sociale.
Dans les années 60, l’assurance invalidité a été considérée comme un grand progrès social. On s’occupait enfin des personnes handicapées. On les considérait enfin comme des personnes à part entière. Il s’agissait en l’occurrence surtout de personnes handicapées physiques, souvent de naissance ou suite à un accident grave. Ca a été la grande époque des institutions. On retirait les enfants à leurs parents, quelquefois assez autoritairement et on les plaçait dans des établissements scolaires qui leur étaient réservés et dont on estimait qu’ils étaient seuls à pouvoir leur donner l’encadrement dont ils avaient besoin pour se développer. De gros efforts ont été faits.
De fait, les personnes handicapées étaient souvent totalement prises en charge par des institutions et des foyers. Elles étaient soignées, accompagnées, scolarisées dans la mesure de leurs capacités.
Il y a eu des résultats très positifs. Les personnes handicapées ont été dans l’ensemble mieux traitées que précédemment et leur espérance de vie a beaucoup augmenté. Nous avons maintenant régulièrement des personnes gravement handicapées qui arrivent à l’âge de la retraite. C’est un fait nouveau.
Mais il y a aussi maintenant des voix discordantes… En particulier celle d’Alexandre Jollien, lui-même gravement handicapé. Et ces voix estiment que les institutions sont trop protectrices, que les personnes qui vivent ainsi hors du monde sont sans doute protégées de la dureté du monde, mais sont aussi exclues de la société. Elles veulent être intégrées dans la société, en être des membres à part entière. Elles ne veulent pas être autant protégées.
En outre, le développement de l’AI a été fulgurant depuis quelques années. Le nombre de personnes rentières augmente de 3% par année. Il atteint maintenant 230’000 personnes en Suisse, c’est-à-dire 4 à 5% de la population active. Ces chiffres sont encore plus bas que ceux de certains pays d’Europe, comme les Pays-Bas, qui atteignent près de 10% de la population active, mais ils sont préoccupants, car ils augmentent très vite.
Pourquoi ? Assumons-nous trop de responsabilités ? Donnons-nous trop facilement une rente AI ? Ne laissons-nous pas à chacun une chance de s’en sortir tout seul ? Faisons-nous les efforts nécessaires pour intégrer les personnes en difficultés dans la société ? Sommes-nous trop solidaires ? Que signifie être solidaire ? Que signifie être chrétien dans ce contexte ?
Je vais commencer par la dernière question, parce que c’est sans doute celle à laquelle je peux répondre le plus facilement. Etre chrétien, pour moi, cela veut dire aimer les gens qui sont autour de moi et aimer, cela veut dire respecter la personne et préserver sa dignité.
Cela signifie assurer la couverture des besoins fondamentaux de la personne. Toute personne qui ne peut pas travailler en raison d’un état de santé précaire a le droit d’être soutenue par la communauté.
Cela signifie aussi préserver au maximum l’autonomie et l’indépendance de la personne. Lui permettre de s’assumer seule et de faire les choix de vie qui lui conviennent. C’est-à-dire, respecter la personne en tant qu’individu.
Cela signifie enfin donner à la personne les moyens de prendre ses responsabilités, c’est-à-dire ne pas l’aider plus qu’elle n’en a besoin, ne pas la protéger plus qu’elle ne le désire. Et cette dernière vision est peut-être un peu nouvelle dans les milieux sociaux. Elle y pénètre cependant. Une réflexion a lieu en tout cas et j’essaie moi aussi de l’appliquer non seulement au niveau politique, mais aussi dans ma pratique de tous les jours.
Si ces présupposés sont clairs à l’esprit, on peut ensuite aborder le texte législatif en analysant les articles et en se demandant s’ils permettent d’atteindre ces objectifs.
Ce n’est pas toujours facile à déterminer, car les implications de chaque disposition n’apparaissent pas toujours clairement. Dans ces conditions, le fait d’avoir une expérience pratique est un avantage indéniable. Je suis en contact tous les jours avec des personnes handicapées, qui veulent s’assumer, travailler, être indépendantes. Je vois quelles sont leurs difficultés, de quoi elles auraient besoin et je peux le transformer en texte législatif.
La première chose que je peux dire, c’est que s’il y a augmentation du nombre des rentiers, ce n’est pas en raison d’abus, mais en raison de changements de société.
– Les personnes handicapées deviennent plus âgées.
– Toutes les personnes handicapées reçoivent une rente. Autrefois, elles restaient dans leur famille et essayaient de se rendre utiles comme elles le pouvaient.
– Le marché du travail est devenu beaucoup plus exigeant et les personnes qui souffrent de légers handicaps ne trouvent plus de travail adapté.
– Certaines maladies sont reconnues aujourd’hui comme invalidantes et ne l’étaient pas autrefois.
– Les maladies psychiques sont déclarées et soignées.
Les personnes qui reçoivent une rente aujourd’hui en ont réellement besoin. En revanche, la question que nous pouvons nous poser est de savoir si la rente est la meilleure solution et si nous avons fait les efforts nécessaires pour permettre à ces personnes de rester intégrées dans la société et dans le monde du travail. En d’autres termes, en essayant d’être solidaires, n’avons-nous pas manqué un autre but ?
Ne vaut-il pas mieux travailler et gagner sa vie que recevoir une rente ? C’est l’idée qui est avancée par la cinquième révision de l’AI.
C’est la raison pour laquelle la cinquième révision est axée sur la détection précoce et la prévention de l’invalidité. Plutôt que donner une rente, il faut repérer rapidement les personnes en difficultés et leur donner les moyens de sortir de leurs difficultés avant qu’elles ne deviennent invalidantes. La cinquième révision met en place un système de détection précoce et de conseils aux personnes en difficultés et un système de reconversion professionnelle et de compléments de formation. C’est un coup de pouce supplémentaire pour permettre à chacun de repartir sur de meilleures bases.
D’une manière générale, je dirais que la cinquième révision de l’AI va dans la bonne direction. Elle assure la couverture des besoins vitaux, elle respecte la volonté d’être indépendant, de s’assumer soi-même. Elle facilite l’intégration sociale des personnes en difficultés.
Il y a bien sûr quelques points secondaires moins favorables, contre lesquels il faudra encore se battre, mais les principes de base sont bons.
En conclusion je dirais que du point de vue chrétien, on va toujours se poser la question de ce qui respecte le mieux autrui, mais ce respect de la personne ne passe pas exclusivement par la solidarité sociale. Il est nécessaire d’être plus nuancé et de ne pas se contenter d’assurer uniquement la couverture des besoins essentiels, mais de prendre aussi en compte sa dignité de personne responsable d’elle-même, qui désire s’assumer et décider de son sort.