1. Le dilemme du chasseur Iban
Pour introduire la notion de durabilité, permettez-moi de commencer par une petite histoire exotique.
Dans la forêt de Sarawak en Malaisie, un chasseur Iban suit les traces d’un sanglier barbu. Quand il l’aperçoit enfin, il lève son fusil et c’est alors qu’il voit que le sanglier est une femelle qui attend des petits.
Il baisse son arme. Il réfléchit. S’il abat le sanglier, il ramènera de la viande fraîche à sa famille, pour le prix d’une matinée d’efforts et d’une cartouche. Mais il sait aussi qu’en tuant le sanglier, il tuera les petits et qu’il y aura encore moins de sangliers. Depuis une quinzaine d’années, les sangliers se font de plus en plus rares dans cette région de Batang.
d’un autre côté, il n’y a pas de famine. Les villageois élèvent des cochons et des poulets. Le chasseur n’a pas besoin de tuer le sanglier. Mais s’il ne le tue pas, quelqu’un d’autre risque de le faire à sa place et le chasseur sera deux fois perdant. Que faire ?
L’histoire du chasseur Iban fait ressortir deux questions importantes.
Premièrement, c’est à lui de choisir s’il va agir ou non dans le sens d’un avenir durable. Il peut vivre pour aujourd’hui ou il peut vivre pour demain.
Deuxièmement, ses intérêts sont liés aux actions des autres et ils en dépendent. Si aucun chasseur ne tue le sanglier et ses petits à naître, leur nombre augmentera pour le profit de tous.
Nous ne sommes pas Iban, mais aujourd’hui, nous sommes tous aussi placés devant de tels choix. Nous avons le choix de dépenser notre capital naturel ou de tenter de vivre de ses intérêts uniquement et de préserver notre capital pour les générations futures.
2. Les fondements du développement durable
Comment est née la notion de développement durable ? La réflexion se base sur une série de constats que chacun peut faire.
Malgré les progrès de l’alimentation, de la médecine ou de l’alphabétisation, un certain nombre de tendances globales ne peuvent que préoccuper toute personne sensée. Quelles sont donc ces tendances ?
Remédier à ces déséquilibres constitue le défi du 21ème siècle. L’enjeu en est très important pour l’ensemble de l’humanité. Maurice Strong, Secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement le résume ainsi : « Au cœur du dilemme présent, il y a ces déséquilibres globaux résultant de la concentration de la croissance économique dans les pays industriels et de la croissance démographique dans les pays en voie de développement. Je vois la correction de ces déséquilibres comme le facteur décisif de la sécurité qui pourrait régner demain sur la planète en termes écologiques et économiques comme en termes de sécurité au sens habituel. Cette correction ne se fera qu’au prix de changements radicaux dans notre comportement économique et dans notre conception des relations internationales ».
3. La définition du développement durable
Ces constatations faites, il faut agir. En 1987, la Commission des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement rend un rapport qui contient la définition d’une nouvelle notion, le développement durable et des propositions pour le mettre en pratique. La Conférence de Rio de 1992, réunit 182 états pour discuter de ces propositions et contribue largement à la diffusion de ces idées. La Suisse signe à Rio les conventions sur le climat et sur la diversité biologique et adopte l’Agenda 21, catalogue d’actions concrètes pour le développement durable.
Qu’est-ce que le développement durable ?
« Un développement est durable s’il garantit que les besoins de la génération actuelle de tous les pays et groupes de population sont satisfaits, sans porter préjudice à la faculté des générations futures de satisfaire leurs besoins, et en maintenant la biodiversité. »
Si le développement durable peut s’insérer dans une économie de marché, on se rend compte qu’un certain nombre de correctifs doivent cependant être amenés.
Premièrement, la mission de l’économie est de couvrir les besoins de l’humanité. Il s’agit en premier lieu de satisfaire les besoins fondamentaux (nourriture, santé, eau, habitat), mais la satisfaction des besoins non matériels (instruction, culture, etc…) est également importante. Cela peut paraître évident, mais pourtant, les chantres de l’ultralibéralisme estiment que l’économie ne doit couvrir que ses propres besoins et que ce qui est bon pour l’économie l’est forcément pour tout le monde. L’évolution de la planète démontre chaque jour le contraire.
Deuxièmement, il y a la notion de temps. Le système économique doit pouvoir perdurer de génération en génération et intégrer les besoins des générations futures. Chaque génération est responsable de transmettre aux autres un capital naturel équivalent à celui qu’elle a utilisé.
Troisièmement, la notion de globalité. C’est l’ensemble de la terre qui doit être pris en compte avec les besoins de tous ses habitants, toutes ses ressources et ses capacités de régénération.
Du point de vue écologique, une économie durable ne vit que des intérêts du capital naturel. Elle implique des modes d’exploitation des ressources (forêts, poissons, minerais, etc…) qui respectent les capacités de régénération de l’environnement (il ne faut pas couper plus de bois qu’il n’en repousse) et des rejets dans l’environnement qui ne dépassent pas la capacité d’absorption des écosystèmes.
Du point de vue social, une économie durable est capable de couvrir les besoins fondamentaux de tous les êtres humains, elle implique une répartition équitable des richesses et des processus démocratiques de participation
Cette interdépendance est en général représentée par un triangle :
Le développement durable va donc s’orienter dans trois directions simultanément : la solidarité sociale, la protection de l’environnement et l’efficacité économique. Aucun des trois objectifs ne peut être atteint si les deux autres sont négligés.
On s’en rend facilement compte : les populations trop pauvres prélèvent dans l’environnement jusqu’à la dernière plante pour survivre, donc négliger l’aspect social mène à la surexploitation de l’environnement ; une économie qui épuise ses ressources ne peut pas perdurer, donc négliger l’aspect environnemental contribue à scier la branche sur laquelle on est assis ; on ne peut couvrir les besoins de la population sans une économie efficiente ; il n’y a pas de qualité de vie et de santé, sans un environnement préservé, etc…
4. Le développement durable et la croissance
Dans les années 80, certains mouvements écologistes estimaient que le seuil d’alerte écologique était déjà atteint, que nous étions parvenus aux limites de la croissance économique et qu’il fallait s’en tenir dorénavant à une croissance zéro. Si ce raisonnement est vrai quand on considère les taux de pollution ou l’état de nos ressources naturelles, il n’est malheureusement pas suffisant, quand on se penche sur les questions sociales. Comment une croissance zéro pourrait-elle répondre aux besoins d’une population planétaire en très forte augmentation? Une croissance est donc nécessaire. De quelle nature doit-elle être ? Quantitative ou qualitative ?
L’objectif du développement durable est plus complexe et plus ambitieux que les objectifs de la croissance qualitative postulés dans les années 70. De fait, la croissance qualitative est nécessaire, mais malheureusement pas suffisante. Le développement durable implique aussi une croissance quantitative. En effet, les populations en forte augmentation et en situation de pauvreté manquent des biens et des services les plus élémentaires. Or, la satisfaction des besoins élémentaires repose en partie sur une augmentation de la production de biens et de services.
Il faut donc admettre que la croissance est nécessaire, mais qu’elle devra se faire sur deux axes.
D’une part, une croissance qualitative, principalement dans les pays riches qui devront augmenter encore beaucoup leur efficience industrielle, contrôler mieux l’utilisation des ressources et les émissions polluantes, et d’autre part une croissance quantitative, particulièrement dans les pays pauvres, qui devra permettre de dégager les revenus nécessaires à l’alimentation et aux autres besoins fondamentaux, mais cette croissance quantitative devra être guidée par les principes d’un développement durable qui veillera à utiliser au mieux les ressources, à limiter la destruction de l’environnement et à répartir les chances avec équité.
Cependant, la croissance, qu’elle soit qualitative et/ou quantitative, n’est pas en soi un facteur suffisant. Il peut y avoir, d’un continent à l’autre ou au même endroit, au même moment des niveaux de productivité élevés et des zones de pauvreté très étendues. Or cette coexistence est un facteur de déséquilibre social et représente un danger potentiel pour l’environnement. L’instauration d’un développement durable exige des sociétés qu’elles répondent aux besoins des citoyens en augmentant la production de manière tolérable par l’environnement et en répartissant mieux les richesses.
Si l’organisation de nos sociétés demeure telle qu’une foule de gens continue de vivre dans le dénuement malgré une croissance économique soutenue, cette croissance aura le double effet de ruiner les ressources de l’environnement et de ne pas atteindre son but social.
En d’autres termes, le dilemme qui m’était proposé pour cette conférence : « croissance quantitative ou croissance qualitative » n’en est pas un. Nous avons besoin des deux!
5. Le développement durable et le calcul du PNB
Les comptabilités nationales ont été développées au cours de la Seconde Guerre mondiale pour que les gouvernements puissent mesurer les effets de leurs politiques économiques. Indicateur de la croissance, le Produit national brut doit aussi être repensé en fonction du développement durable. En effet, le PNB mesure l’ensemble des biens et services facturés que produit un pays en une année. Il rend service, mais il n’est pas pertinent pour mesurer les progrès accomplis vers des formes de développement durable.
Non seulement le PNB ne donne aucune idée de l’ampleur des dommages écologiques et de l’épuisement des ressources naturelles, mais il enregistre comme une contribution à l’économie toute l’activité liée à la réparation des pollutions, les marées noires par exemple, le traitement de maladies professionnelles ou d’accidents de la circulation, l’élimination de déchets toxiques, etc… Quand on coupe une forêt pour en commercialiser le bois, le PNB enregistre le revenu de l’opération, mais ne comptabilise aucune diminution de la capacité future de production. C’est ainsi que le PNB donne une image fausse, surtout dans les pays exportateurs de matières premières.
On peut prendre l’exemple de Nauru, république considérée jusqu’à une époque récente comme le pays le plus riche du Pacifique sud : la production annuelle de guano destiné à la fabrication d’engrais permettait aux 5000 habitants de vivre dans l’opulence. Le PNB en progression chaque année réjouissait le gouvernement. Les énormes bénéfices dégagés par l’exploitation des gisements ont été dépensés sans compter. Aujourd’hui, le choc est rude: les gisements sont presque épuisés, les caisses de l’Etat sont vides et la pauvreté menace.
En outre, le PNB ne tient compte que de ce qui est mesurable dans des flux monétaires enregistrés officiellement. Le travail non rémunéré, qui représente environ les deux tiers de toutes les prestations fournies par les femmes des pays en développement, l’auto-approvisionnement, le troc et le secteur informel n’entrent pas dans la formation du PNB. A ceci s’ajoute le fait que les valeurs moyennes calculées par habitant ne reflètent pas les différences de revenu régionales et individuelles.
L’évaluation du développement d’un pays doit prendre en compte l’utilisation du capital ressources et des actions de lutte contre la pollution comme une élément négatif, tandis qu’elle doit évaluer positivement tous les services assurés gratuitement et qui devraient pouvoir être comptabilisés.
Les économistes cherchent maintenant à créer un meilleur modèle de comptabilité nationale, qui permette de rendre compte de la durabilité d’une économie, en particulier, il faut que :
On aura ainsi une idée de combien telle ou telle activité industrielle forestière, minière coûte au pays en termes d’actifs naturels réels. Cette transparence est nécessaire à l’évaluation de la situation réelle d’un pays à long terme. Elle donne une vision globale de l’économie, de la qualité de l’environnement, des réserves de ressources et du système social d’un pays et par conséquent de la durabilité de son économie.
Comment appliquer le développement durable en Suisse ?
Tout d’abord, comme le chasseur Iban, nous sommes tous responsables de la société dans laquelle nous vivons et nous pouvons tous faire quelque chose. Nous pouvons être attentifs à l’énergie que nous utilisons, et dans la mesure du possible utiliser des énergies renouvelables. Nous pouvons veiller à générer moins de déchets, choisir des objets recyclables ou peu polluants. Il y a une énorme différence en matière de charge sur l’environnement, entre des emballages de coca en plastique ou en alu, l’aluminium étant terriblement vorace en énergie et très mal recyclable. Vous pouvez aussi vous préoccuper de savoir si vos baskets ont été fabriquées par des enfants dans des conditions sociales catastrophiques. En tant que consommateurs, vous avez déjà une possibilité d’orienter le marché.
Cependant cela ne suffit pas, parce qu’il est très difficile d’informer tout le monde sur tout et de coordonner les décisions de consommation de millions de personnes. Il faut également toute une série de mesures qui peuvent être mises en place par l’Etat. L’Etat peut ainsi créer un cadre propice à l’avènement du développement durable.
En Suisse, notre système démocratique étant fonctionnel, le principal déséquilibre est écologique. Tout d’abord nous devons savoir où nous en sommes en matière d’écologie, ce que nous consommons, ce qu’il nous reste de ressources, ce que notre environnement est capable d’absorber en matière d’émissions polluantes, quel devrait être notre comportement pour qu’il soit durable. L’ensemble de ces données forme ce qu’on appelle l’empreinte écologique. Ce calcul a été fait dans une étude « Sustainable Switzerland » parue en 1996.
On a ainsi déterminé la consommation durable de la Suisse. Les résultats de cette étude montrent que pour être durable, la Suisse doit diviser ses émissions de CO2 par quatre, la consommation d’énergie par deux, la consommation de matières premières non renouvelables, telles que le fer devrait être divisée par 5, l’alu par 16, le chlore par par 7, le cuivre par 8, et les engrais par 2. La consommation d’eau devrait être réduite d’un tiers. L’exploitation du bois peut déjà être considérée comme durable.
Dans la foulée de ses engagements de Rio, la Confédération a édité un plan d’action. Les instruments dont on dispose pour favoriser l’émergence d’un développement durable sont extrêmement complexes et touchent tous les domaines de la société et de l’Etat, depuis les instruments de la démocratie, les droits politiques, la participation des citoyens, l’équilibre entre les différentes forces de la société et les différentes régions, la politique de la formation, de l’emploi, les assurances sociales, ainsi que la législation en matière d’environnement, d’énergie, d’agriculture, etc…, en passant par l’engagement international, les conventions sur le climat et la biodiversité et enfin, les instruments économiques d’orientation du marché. Le plan d’action pour la Suisse comprend bon nombre de ces éléments. Il est impossible de les exposer tous aujourd’hui. Pour les experts et les futurs experts en économie qui remplissent certainement cette salle, je me concentrerai sur quelques mesures de type économique.
Le gaspillage des ressources non renouvelables que nous connaissons maintenant et le degré de pollution que nous avons atteint ont en grande partie une cause simple : le marché n’a jamais traduit réellement les coûts relatifs à la dégradation de l’environnement et à la disparition des ressources, ni non plus d’ailleurs, les coûts sociaux de la pollution. Prenons l’exemple d’une usine chimique: en polluant, elle est un facteur de maladies chez l’homme, elle contribue à la dégradation de l’environnement, de l’eau, à des dégâts à l’agriculture, à la raréfaction de certaines espèces animales ou végétales, etc… Il n’est pas tenu compte des coûts relatifs à ces dommages dans la formation du prix de ses produits. C’est toute la société qui en supporte la charge. Ces préjudices sont la conséquence externe de l’activité de l’usine. L’intégration de ces coûts externes au calcul des prix de revient est le meilleur moyen de prendre conscience de la valeur de ce dont nous disposons actuellement et que nous croyons intangible ou inépuisable.
Le plan d’action pour la Suisse contient diverses propositions qui vont dans ce sens.
7. Conclusion
Le 21ème siècle considèrera un gaspillage des ressources ou une atteinte à l’environnement comme un processus économique inefficient. L’accroissement de l’efficience écologique entraînera à long terme une meilleure compétitivité. Une économie de ressources en énergie ou en matière première, c’est aussi une économie tout court. Les processus environnementalement les plus efficients, seront aussi les plus efficients économiquement, car les innovations techniques dans ces domaines iront de pair. En s’engageant sur le chemin du développement durable, la Suisse peut acquérir des avantages économiques à long terme, car tout le monde devra y venir un jour. Les mieux préparés seront gagnants. Cependant, en dehors des avantages économiques, c’est aussi un gain en qualité de vie pour l’ensemble de la population qui doit emporter la décision.
Le dernier mot au professeur Porter, de Harvard : « Ce sont les pays appliquant les réglementations écologiques les plus rigoureuses qui sont en général leaders sur les marchés à l’exportation concernant les produits réglementés…Les résultats auxquels parviennent les pays appliquant les lois les plus sévères sont la meilleure preuve que le souci de protéger l’environnement ne compromet aucunement la compétitivité. »