Libéralisation des marchés de l’électricité

Libéralisation du marché de l’électricité

Les enjeux

Introduction

L’électricité ne se stocke pas. Elle doit être produite au moment où on en a besoin. Il est donc nécessaire que les capacités de production correspondent aux besoins de chaque instant. Elle est la même, où qu’elle soit produite. Même si vous achetez de l’électricité à l’étranger, vous consommerez essentiellement celle qui est produite à côté de chez vous.

L’observation des expériences faites à l’étrangers nous montre les dangers d’un marché libéralisé. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui se posent des questions. Nous allons tenter d’amener quelques éléments au débat aussi simplement que possible.

Les prix

Actuellement, la structure des prix est simple : une taxe de base et un prix par kWh.  Ce prix par kWh peut se différencier selon la quantité d’énergie consommée ou les heures de la journée.

Avec la LME, le prix sera séparé en 4 segments :

 

  1. Le prix du réseau à haute      tension (longue distance, environ 1,5 ct./kWh)
  2. Le prix de la distribution      (réseau local, environ 8 à 20 ct./kWh)
  3. Les taxes (taxes sur l’énergie)
  4. La production (environ 40% du      coût final)

 

Les deux premiers éléments découlent d’un monopole et sont contrôlés par la surveillance des prix. Le troisième dépend uniquement des collectivités publiques. Le dernier est le seul à être véritablement libéralisé.

 

La régulation

Actuellement les réseaux suisses sont en bon état. Si on cesse de les entretenir ou de réinvestir pour les adapter, il ne se passera rien dans un premier temps. Ceci pourrait encourager certaines compagnies à réduire les prix en réduisant l’entretien et les investissements, pour être plus concurrentielles.

La comparaison des coûts, opérée par la surveillance des prix (régulation, benchmarking), obligera les autres compagnies à agir de même pour affirmer leur compétitivité. Ceci ne peut mener qu’à une baisse de la qualité du réseau et à un manque d’effectifs de réparation.

Le régulateur peut demander une baisse du timbre en %. Dans ce cas le distributeur a le choix entre abaisser ses coûts avec les effets ci-dessus, ou augmenter la consommation d’électricité pour absorber la réduction de revenus. La Norvège qui applique ce système voit sa consommation d’électricité augmenter de 8% par an.

Les pannes

 La Suisse ne connaît que peu de pannes. Si l’on adoptait les normes européennes d’entretien, on en aurait près de dix fois plus. On économiserait aussi 1 ct./kWh. Cela en vaut-il la peine ? On peut en particulier se demander si certaines entreprises ne subiraient pas des dommages sérieux en cas de pannes répétées, que ne pourrait compenser une diminution d’un ct. du prix de l’énergie.

D’après l’Institut de recherche sur le courant électrique, le pannes coûteraient 119 milliards de dollars par an à l’économie américaine et dix milliards d’euros par an à l’économie européenne. Où est le bénéfice pour l’industrie ?

A cela s’ajoute que les producteurs n’ont pas avantage à prévenir pannes et pénuries, car ce sont des éléments propres à faire monter le prix de l’énergie vendue.

 

Les investissements

 Le prix de l’énergie sur le marché libéralisé a passé de 3 ct./kWh au début du processus de libéralisation à 4,5 à 5 ct./kWh aujourd’hui. Or ce prix correspond environ à des installations complètement amorties, mais est très au-dessous du prix de toutes les énergies venant d’installations neuves. Les installations neuves, avec charges financières, doivent compter 12 à 15 ct./kWh pour l’hydraulique, 13 ct. pour le nucléaire et 7 ct. pour le gaz.

Investir dans la production d’énergie n’est pas rentable. Comment fera-t-on si la demande augmente ? La conception et la construction d’installations énergétiques ne peuvent se faire du jour au lendemain.

La spéculation

La raréfaction de l’énergie sur le marché favorise une augmentation des prix. En Californie, certaines centrales ont été débranchées à certains moments pour aggraver la pénurie et faire monter les prix. L’énergie a ainsi fait l’objet de spéculations. Ce phénomène est hautement probable en cas de libéralisation. Que deviennent alors les entreprises grosses consommatrices?

Le seul moyen d’empêcher cette spéculation, est le maintien de réserves de production importantes, appartenant à l’Etat et payées par les consommateurs. Ceci se rajoute au prix de l’énergie!… En outre, la mesure est difficilement efficace sur un marché ouvert, où les producteurs suisses pourraient vendre l’énergie chère partout en Europe, où on n’aurait pas constitué les mêmes réserves de crise.

Sur le marché libéralisé, pénurie et abondance se relaient régulièrement. En cas d’abondance, les prix baissent, les investissements sont impossibles. La demande augmentant, la pénurie apparaît, les prix s’envolent, rendant les investissements rentables.

Cette politique favorise le gaspillage. En période d’abondance, on fait la promotion de la consommation pour rentabiliser les installations. En période de pénurie, on construit des installations en trop grand nombre, vu leur rentabilité, y compris des énergies polluantes (cf. Etats-Unis actuellement). Enfin, pour revenir à l’équilibre, on désaffecte les centrales les moins rentables.

Les situations d’abondance et de diminution des prix seront très difficiles à vivre pour les petits producteurs. Beaucoup seront acculés à vendre leurs centrales. Les grands groupes résisteront mieux à ces mouvements de balanciers, si bien qu’en quelques années, on pourrait se retrouver en situation d’oligopole européen. Les grands groupes achètent déjà aujourd’hui des centrales à des prix supérieurs à leur valeur, dans l’espoir de faire de juteux bénéfices dans les années de disette.

 

 La distribution

 Les distributeurs, dans un marché libéralisé, sont dépendants du marché.

 

–        Soit ils cèdent tous leurs clients à un tiers et n’ont plus aucune influence sur le marché. Ils se contentent d’être exploitants de câbles.

–        Soit ils continuent à servir d’intermédiaires, mais auront des problèmes en cas d’augmentation du prix de l’électricité. Les distributeurs qui ne disposent pas de leur propre production bon marché, seront rapidement éliminés, car ils devront acheter l’énergie au prix du marché et la revendre à ce prix. Les grands groupes, qui disposent de leur propre production bon marché, pourront continuer à vendre l’électricité à un prix inférieur au marché. Si le distributeur achète au prix du marché sans pouvoir répercuter ses coûts sur ses clients, il perdra rapidement des sommes très importantes. Dans une situation difficile, il ne pourra que vendre à un grand groupe.

Ce mouvement est déjà en cours en Europe.

Le courant vert

Dans un marché ouvert, le consommateur peut choisir l’origine du courant qu’il achète. Les petits consommateurs représentent 99% des clients, mais seulement 40% de la consommation. La production de courant écologique sera encouragée et permettra d’augmenter la production écologique de 1 à 2% sur dix ans en Europe.

Cependant, le gaspillage d’énergie induit par la libéralisation risque de faire augmenter bien plus la consommation (Norvège). Il vaudrait donc mieux ne pas libéraliser et imposer des quotas de courant vert.

 

 La directive européenne et les marchés tricheurs

 Elle prévoit d’ouvrir le marché à hauteur de 33% en trois étapes jusqu’en 2003, pour les gros consommateurs (plus de 9 millions de kWh). Il est difficile aujourd’hui de dire si ce mouvement ira jusqu’à 100% ou se bloquera au niveau actuel.

Actuellement l’application de cette directive fait déjà l’objet de distorsions. Le marché anglais ne peut se fournir qu’à hauteur de 4% au maximum sur le continent. L’Espagne et la Scandinavie sont dans une situation semblable. L’Italie a des capacités de transport limitées, ce qui limite les possibilités de libéraliser vraiment.

Le coût de production est sous-évalué par rapport au coût de transport, ce qui fait que les producteurs extérieurs doivent fournir de l’énergie à des prix artificiellement bas pour être concurrentiels (Autriche : prix du courant négatifs !). En Allemagne, les taxes anti-pollution ne touchent pas le charbon, de peur de diminuer la compétitivité des producteurs allemands. Propriété de l’Etat, EDF réclame des subventions pour assumer ses prestations sociales et sortir de certaines difficultés… EDF peut ainsi mener une politique d’achat agressive. Les entreprises privées ne peuvent pas répliquer, car elles ne peuvent pas acheter d’actions EDF, ni se lancer dans des surenchères infinies. En outre, si un producteur extérieur fournit de l’électricité à un client français, il est toujours perdant. S’il fournit trop d’électricité pour les besoins (fluctuants) de son client, EDF les reprend à son compte gratuitement, s’il n’en fournit pas assez, EDF les fournit à sa place et les lui facture au prix fort. De quoi décourager beaucoup de producteurs extérieurs.

La Norvège

 La Norvège a cherché à minimiser les coûts du réseau (timbre de réseau). Ceci est plus facilement accessible si on vend beaucoup de kWh. L’encouragement au gaspillage est donc programmé. Le régulateur a imposé des diminutions de prix de 10 à 20%. Le distributeur ne peut donc faire autrement que de licencier et limiter l’entretien du réseau. Pour éviter cela, les kWh non fournis pour cause de panne sont taxés à 70 ct.

Les Etats-Unis

La capacité de production américaine est très limitée depuis l’ouverture des réseaux. La actionnaires considèrent les réserves comme négatives, car elles font baisser les prix. En 1996, Enron déclarait que la libéralisation ferait descendre les prix de 30 à 40%…  Les grandes compagnies d’état ont été obligées de céder leurs sociétés de production à des groupes privés. Les investissements ont cessé, parce qu’ils sont trop lourds, diminuent les bénéfices à court terme. En outre, la pénurie permet d’emmagasiner rapidement des fortunes colossales, ce qui a encouragé certaines compagnies à fermer des unités de production. Enron a vu son chiffre d’affaires augmenter de 281% en un an, Chevron de 53%, Calpine de 424% et Duke de 51%. Le taux d’inflation a atteint 1000% en janvier 2001 pour la Californie. Les distributeurs étaient empêchés par la loi de reporter ces augmentations sur les consommateurs jusqu’à fin 2001. Les deux plus grandes compagnies de distribution ont perdu des milliards de dolllars.

Au Texas, lors de l’ouverture du marché le 6 août 2001, le prix du MWh qui oscillait entre 8 et 30 dollars les jours précédents est monté à 1000 dollars, à cause de l’absence momentanée d’une compagnie sur le marché.

A Seattle, le coût de l’électricité a été multiplié par 100 en quelques semaines en novembre – décembre 2000. Les STEP ont dû cesser leurs activités en attendant les rallonges budgétaires. Pour les particuliers, les factures combinées de gaz et d’électricité ont augmenté de 40 à 220% suivant les cas.

En Ohio, le prix du courant a crû de 100% en 1998, suite à une vague de chaleur.

En 1999, les compagnies d’électricité new-yorkaises ont dû instituer des coupures tournantes. 200’000 habitants de Manhattan ont été privés de courant pendant 19 h. à cause de la chaleur.

En juin 2000, Détroit se retrouve sans courant pendant deux jours, le réseau ayant été insuffisamment entretenu.

 

L’Allemagne

Le marché allemand est surabondant, ce qui exclut des possibilités de spéculation pour le moment. Deux compagnies sont très fortes : RWE, partenaire d’Enron, et

E-on. Ces deux compagnies contrôlent la majeure partie du marché allemand et ont l’ambition de s’étendre en Suisse. Elles prévoient déjà de diminuer leur capacité de production de 10’000 MW. La surabondance est en voie de disparition.

Les finances de l’industrie électrique ne sont pas affectées aux investissements (ceux-ci sont en voie de chuter de moitié environ, par rapport aux années 90), mais aux achats et à la spéculation. Cela entraîne non une meilleure concurrence, mais la formation d’entreprises tentaculaires.

L’ouverture a provoqué un chute des prix des revenus de 20% environ et une chute des emplois équivalente.

Nouvelle Zélande

 En 1998, Auckland a vu son centre économique être privé de courant pendant cinq semaines. La compagnie privée avait renoncé à entretenir le réseau pour améliorer sa rentabilité.

 

La Suisse

Le Conseil fédéral justifie la libéralisation en disant qu’elle se fera aussi en Europe. Cette attitude est suicidaire. Nous n’avons pas d’obligation légale de libéraliser. Nous ne savons même pas si l’Europe continuera son processus. En revanche, la Suisse a une position privilégiée pour négocier un accord bilatéral spécifique au cas où elle ne voudrait pas entrer dans les jeux spéculatifs européens.

On peut estimer que l’adoption de la LME supprimerait quelques 10’000 emplois dans le secteur de l’électricité, de manière directe ou indirecte. Le marquage de l’origine du courant est une illusion. Les indemnités pour les INA ne sont pas clairement définies. Seront-elles attribuées ou non et à qui ?

La LME provoquera la faillite de certains distributeurs. Les distributeurs devront faire profiter leurs clients captifs des bénéfices réalisés dans la distribution. Or ces distributeurs sont souvent aussi des producteurs qui ploient sous les INA. Ils devraient bénéficier d’aides de la Confédération ou de leurs clients. Ils devront vendre leur énergie chère, en même temps amortir au maximum et octroyer des rabais sur l’énergie qu’ils achètent. Le prix du marché n’étant connu qu’après coup, il n’est pas possible de faire profiter le client de rabais avant 18 mois. Si un client fait recours parce qu’il n’a pas obtenu les rabais escomptés, il devra attendre des mois pour être contenté par un tribunal et son jugement ne profitera pas aux autres consommateurs.

La Suisse compte 1200 compagnies de distribution. La plupart ne sont pas productrices. Les grands groupes  développent des stratégies de rapprochement pour diminuer les coûts. Le BKW ont déjà un partenariat avec E-on. Les petits espèrent pouvoir s’en sortir. C’est une erreur. Ils seront amenés à devoir céder tous leurs clients ou à s’allier avec de nombreux voisins.

EDF cherche à pénétrer le marché suisse par des achats d’unités de production (à travers ses agents tels que ATEL). Nous devons garder des capacités de production importantes si nous voulons agir sur le marché de l’électricité. Pour éviter qu’une compagnie utilise ses capacités de production en faveur de la spéculation internationale plutôt que de ses clients, il faut une loi sur l’approvisionnement qui protège les consommateurs suisses. Le prix de l’énergie est aujourd’hui en Suisse l’un des plus bas d’Europe. Ne bradons pas un patrimoine de qualité.

Les petits consommateurs seront les premières victimes de la LME.  Le timbre  profite essentiellement aux très gros consommateurs. Les augmentations de prix sont probables.

Sur le marché européen libéralisé, s’installera une situation à la californienne dans les 5 à 10 ans. Si nous assurons notre approvisionnement et nos réserves, nous serons dans une excellente situation quand l’Europe devra faire marche arrière. Si on renonce à la libéralisation, les petits consommateurs ne profiteront pas de baisses de prix significatives, mais ne souffriront pas non plus de la spéculation. Dans tous les cas, il est largement préférables d’attendre.

G.Ory – d’après les arguments et les chiffres de Daniel Brélaz – décembre 2001

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