L’Etat social remis en cause

L’Etat social est en crise. Pas un jour ne se passe sans que l’on puisse lire des articles retentissants sur l’augmentation des primes maladie, le laxisme de l’assurance invalidité, le poids des retraités par rapports aux travailleurs et l’oisiveté  des jeunes qui se plaisent à l’assistance publique… Le social coûte trop cher. Les impôts sont trop élevés ! Arrêtons les frais ! Crions « pouce » ! Que ces gens s’assument eux-mêmes, finalement ! Ce n’est pas à nous de supporter toute la société !

 

Oui, c’est un problème fondamental : jusqu’où devons-nous soutenir les personnes en difficultés et jusqu’où pouvons-nous exiger qu’elles fassent l’effort de subvenir à leurs besoins elles-mêmes ? Quelle société voulons-nous ?

 

Combien de solidarité et combien de responsabilité individuelle ?

 

Notre population s’appauvrit. C’est une donnée vérifiable. Il suffit de consulter les statistiques pour s’en rendre compte. Des milliers de personnes résidant en Suisse vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Ce sont en particulier, des femmes élevant seules leurs enfants, mais aussi des personnes que je côtoie tous les jours dans mon service, des gens qui ont des difficultés de santé ou souffrent d’un handicap.

 

Nos assurances sociales sont de plus en plus mises à contribution. Pascal Couchepin prévoit la faillite de l’AVS avec le vieillissement de la population. Les primes de l’assurance maladie augmentent chaque automne. L’AI souffre d’un déficit abyssal de 1,4 milliard par année et cumule des pertes pour plus de six milliards. L’aide publique explose.

 

Au niveau politique, nous sommes pris entre la volonté d’aider ceux qui en ont besoin, c’est un mandat qui nous est donné par la constitution, et les coûts que cela engendre pour l’ensemble de la société. Il faut donc continuellement chercher à répartir les aides de la manière la mieux ciblée possible.

 

 

Le filet social suisse

 

En Suisse, un filet social relativement solide permet de rattraper ceux qui ne peuvent pas pourvoir à leurs propres besoins. La constitution garantit le minimum vital et un système d’assurances sociales permet de faire face aux problèmes les plus courants, mais cela n’a pas toujours été ainsi. Notre système social est, somme toute, très récent. L’AVS date de 1948, l’AI de 1960, la prévoyance professionnelle de 1975, la LAMal de 1996. Cela veut dire qu’en une ou deux générations, nous avons fait des pas considérables de l’individualisme vers la solidarité.

 

Nous les avons faits, en partie, parce que le lien familial se desserrait et qu’il fallait pallier l’abandon et la misère des personnes malades, âgées ou handicapées.

 

Nous les avons faits aussi parce que nous en avions les moyens. Nos assurances sociales sont issues des « trente glorieuses », ces années d’après guerre, où notre économie s’est développée à un rythme très élevé, ce qui nous a permis de mettre en place les institutions performantes que nous avons actuellement.

 

Nous les avons faits enfin, parce qu’il y avait un consensus sur des valeurs sociales fondamentales.

 

Je crois pouvoir dire que ce consensus existe toujours, même s’il reçoit parfois quelques coups de boutoirs. Tiendra-t-il encore longtemps ? C’est difficile à dire. Sous la pression financière, il est constamment remis en cause. Chaque session ramène son lot de questions sur nos assurances sociales.

 

 

La problématique de l’AI

 

L’année 2006 sera décisive pour l’AI. Nous entrons en effet dans le vif de la 5ème révision. L’AI s’est développée de manière fulgurante ces dernières années. Elle fait face à des difficultés financières graves. Elle subit des attaques violentes. Sa situation est assez emblématique du débat actuel sur les assurances sociales.

 

Quand elle a été créée, dans les années 60, l’assurance invalidité a été considérée comme un grand progrès. On s’occupait enfin des personnes handicapées. Dès lors, les enfants sont scolarisés dans des établissements éducatifs adaptés. Les adultes sont pris en charge par des institutions et des foyers, soignés et accompagnés. Ils sont considérés comme des citoyens et des citoyennes à part entière.

 

Les résultats sont très positifs. La misère disparaît. L’espérance de vie augmente de manière spectaculaire. Des personnes gravement handicapées atteignent l’âge de la retraite. C’est un fait nouveau.

 

Cependant, depuis les années 90, le nombre de personnes rentières de l’AI augmente de 3% par année. Il avoisine les 250’000, soit 4 à 5% de la population active. Ces chiffres sont plus modestes que ceux de certains pays d’Europe, comme les Pays-Bas, mais ils sont préoccupants. Parallèlement, la situation financière se détériore. La dette se creuse.

 

Quelles en sont les causes ?

 

Certaines voix parlent de laxisme dans les décisions, de faux invalides et de gens qui vivent grassement aux frais de la société…

 

Nous en sommes bien loin. Parmi les causes importantes, relevons :

 

–       Les progrès de la médecine et l’allongement de l’espérance de vie des personnes handicapées.

–       La modification des structures sociales et la déstabilisation du lien familial. Autrefois une personne handicapée restait à la ferme ou dans l’entreprise familiale et cherchait à se rendre utile comme elle pouvait. Les femmes dépendaient de leur conjoint et n’avaient pas de gain assuré. Aujourd’hui, beaucoup de ces personnes ne peuvent compter que sur elles-mêmes. Doubles journées, solitude et soucis financiers les rendent vulnérables.

–       La mondialisation. Le durcissement de la concurrence exerce une forte pression sur les entreprises. Celles-ci sont contraintes d’accroître les rythmes de travail et de se séparer des employés les moins rentables, malades ou handicapés.

–       Les exigences professionnelles accrues. Les employés subissent une pression grandissante qui favorise les troubles psychiques ou psychosomatiques (anxiété, dépression, burn out, douleurs diffuses, etc.)

 

 

Dans cette évolution, l’AI a parfaitement joué le rôle que l’on attendait d’elle. Elle a assuré un revenu minimal de substitution à tous ceux et toutes celles qui ne pouvaient plus travailler, ou plus suffisamment, en raison de leur handicap. Elle a pallié les effets pervers de l’évolution économique et sociale. Elle est aujourd’hui au bord de l’asphyxie.

 

Doit-on revenir à plus de responsabilité individuelle ? Doit-on renoncer aux progrès réalisés en matière de santé publique ? Doit-on faire porter aux plus fragiles le poids de notre évolution économique et sociale ?

 

Ce sont des questions que nous devons nous poser au seuil de cette 5ème révision. Pour faire des économies, le Conseil fédéral propose de favoriser la réinsertion professionnelle, d’octroyer moins de rentes et de restreindre un certain nombre de prestations. Permettre à ceux et celles qui sont en difficultés de suivre une formation qui tienne compte de leurs problèmes de santé et les aider à retrouver un emploi est certes un objectif auquel on ne peut que souscrire. Travailler permet d’améliorer la situation financière et est un facteur d’intégration dans la société. J’encouragerai bien sûr toutes les mesures positives dans ce domaine.

 

Imaginer qu’une partie importante des personnes handicapées puissent retrouver un emploi, est-ce réaliste ? Il y a à l’heure actuelle 9000 postes vacants annoncés pour 200’000 demandeurs d’emplois. Il n’est pas facile de trouver une place quand on est en pleine forme. Quelles chances ont ceux et celles qui ne le sont pas ? Le nombre de personnes qui seront exclues du marché du travail pour problèmes de santé importants et durables risque bien d’augmenter encore.

 

Que deviendront-elles ?…

 

 

 

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