Aide sociale: gérer l’ingérable

Le domaine de l’invalidité change à grande vitesse. Après les mesures d’économie 2003, la Loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, la nouvelle répartition des tâches entre la Confédération et les cantons assortie d’une péréquation financière, qui impose une restructuration complète du domaine de l’AI, la modification prématurée des procédures de recours, entrée en vigueur en juillet passé et la 5ème révision, votée par le Parlement lors de la session de Flims et qui fait l’objet d’un référendum, nous nous cassons le nez actuellement sur le financement additionnel de l’AI. C’est un projet qui est en train de s’enliser et que la commission du Conseil national n’arrive pas à amener à terme. Nous devrons relancer la machine en faisant de nouvelles propositions au Conseil des Etats.

 

Le déficit chronique de l’AI et la dette qui se creuse inexorablement contribuent certainement à la multiplication des projets de réforme, à la recherche d’économies et de solutions en matière de financement, mais également à cette ambiance de chasse aux abus, particulièrement détestable, qui fait de chaque personne malade, un tricheur potentiel.

 

Le déficit de l’AI est de 1,7 milliard par an environ, un peu moins en 2006, car nous servons moins de rentes et nous enregistrons de meilleurs résultats économiques. Nous serons peut-être à 1,2 ou 1,3 milliard de déficit. La dette avoisinera les 8 à 9  milliards à la fin de cette année.

 

Si cette insuffisance de financement est devenue chronique et que nous n’avons jamais trouvé de solution à long terme au Parlement, c’est parce qu’il y a volonté de maintenir la pression sur les personnes menacées d’invalidité. Les prestations de l’AI ne doivent pas être attractives, de manière à éviter que l’on y recoure, si elles ne sont pas absolument nécessaires. On fait une politique de l’invalidité non pas axée sur les besoins, mais sur les ressources volontairement limitées de l’AI.

 

La 5ème révision en est un exemple. Elle prévoit quelques outils supplémentaires en matière de détection précoce, mais elle restreint aussi les prestations financières aux personnes handicapées. Comme une part importante d’entre elles vit avec le minimum vital et doit recourir aux PC, cette diminution de revenu aura des conséquences importantes sur les prestations complémentaires. Il s’agit là d’un premier report de charges. Ce n’est pas le seul.

 

Pratique des OAI

 

En effet, avant que la 5ème révision n’entre en vigueur, les OAI modifient déjà considérablement leur pratique. Ils sont devenus plus sévères dans leurs critères de sélection et accordent beaucoup moins de rentes. On pourrait penser que le fait d’octroyer moins de rentes est un indicateur positif, soit de réinsertion professionnelle, soit même de santé de la population. En fait, cette diminution est opérée uniquement pour des questions financières et elle n’est pas accompagnée de mesures de réinsertion professionnelle supplémentaires.

 

Dans son communiqué de septembre 2006, portant sur les résultats du premier semestre, le Département fédéral de l’Intérieur s’en réjouit. Il dit, je cite : «Les données fournies par le monitoring de l’assurance-invalidité pour le 1er semestre 2006 montrent que le nombre de nouvelles rentes pondérées a à nouveau baissé par rapport au 1er semestre 2005: moins 18 %. (…)

 

Selon les informations fournies par le monitoring de l’AI, les offices AI ont octroyé un total pondéré de 9800 rentes au cours du 1er semestre 2006 contre 11 900 pour la même période en 2005 (moins 18 % ; au total en 2005 : 23 100 nouvelles rentes pondérées). Par rapport au 1er semestre 2003, avec un nombre maximal de 14 500 nouvelles rentes, la baisse est de plus de 30 %.

 

(…) Cette diminution pourrait être un effet de la sensibilisation de tous les milieux concernés par la hausse des dépenses de l’AI : assurés, médecins, employeurs, services sociaux. Un autre facteur de baisse se situe au sein des offices AI : le taux des refus a continué à croître. Pour les premières demandes de rentes, il a passé de 41 % au 1er semestre 2005 à 45 % pour la même période en 2006 (total en 2005 : 49%).» (…) En 2003, ce taux était de 32%. En 2004, il était de 38%.

 

Dans un communiqué précédent, l’OFAS précise que : « L’affermissement de la pratique AI autant que le permettent les conditions-cadre actuelles a eu des conséquences positives. On constate que le nombre de nouvelles rentes peut être abaissé sans que la charge soit transférée à l’aide sociale. » Il ajoute : «Pour équilibrer les comptes de l’AI, le nombre de nouvelles rentes doit encore être abaissé durablement. Il faut aussi qu’il se maintienne à un bas niveau afin qu’à long terme le nombre total de rentes en cours et les dépenses qui en résultent diminuent eux aussi. »

 

De cela, on peut déduire qu’un certain nombre de personnes qui auraient été reconnues comme invalides, il y a quelques années, disons en 2003, sont aujourd’hui considérées comme aptes au travail. Sont particulièrement touchées par cette modification de la pratique, les personnes souffrant de douleurs chroniques et de dépression, de rhumatismes ou de fibromyalgie par exemple, de maux de dos, etc.

 

Réponse du Conseil fédéral

 

Cette situation est inquiétante, car on peut faire l’hypothèse que les personnes concernées n’ont en réalité que peu de possibilités de retrouver du travail et doivent donc en partie s’en remettre à l’aide sociale, contrairement à l’affirmation du communiqué du DFI. Si c’est le cas, il s’agit bien d’une péjoration de la situation des invalides, car les prestations de l’aide sociale sont plus basses que celles de l’AI et ne sont pas parfaitement adaptées aux personnes handicapées.

 

J’ai donc officiellement demandé au Conseil fédéral, dans une interpellation de juin 2005, de me dire ce que deviennent les personnes à qui la rente AI est refusée. Réponse du Conseil fédéral : « La Suisse ne possède pas de données permettant de suivre à long terme la situation des personnes qui déposent une demande de prestation  auprès de l’AI et notamment de voir si elles finissent – après un refus de leur demande –  par percevoir des prestations d’autres systèmes de sécurité sociale ou si elles sont soutenues par leur famille. Il n’est donc pas possible de donner une réponse aux questions posées. Les études de quelques cantons permettent toutefois de se faire une idée de la situation concrète : les données disponibles dans douze cantons (alémaniques pour la plupart) ne montrent pas de lien direct entre le taux cantonal d’allocataires de rentes AI et le taux de bénéficiaires de l’aide sociale. Un taux relativement bas de rentiers AI ne s’accompagne pas automatiquement d’un nombre élevé de personnes ayant besoin de l’aide sociale. »

 

En résumé, il n’y a aucune raison de penser que ces personnes ne travaillent pas et qu’elles sont à l’aide sociale.

 

Pour pouvoir donner un début de réponse à cette question, j’ai donc dû mener ma propre enquête.

 

J’ai mandaté Mme Habersaat, psychologue, spécialiste de la statistique, de Genève, pour analyser la situation d’un certain nombre de personnes, qui avaient fait une demande de rente d’invalidité, qui avaient épuisé toutes les voies de recours possibles et qui n’avaient pas obtenu de rente à la fin de leurs démarches.

 

Ce sont donc des personnes, qui, selon la loi actuelle, avant 5ème révision, c’est-à-dire avant que l’on ne devienne plus sévère, mais aussi avant que l’on puisse profiter des nouvelles mesures de réinsertion professionnelle, sont considérées comme aptes au travail. Ces personnes ont été interrogées sur leurs moyens financiers, de manière à vérifier si l’hypothèse du Conseil fédéral, indiquée dans son communiqué, à savoir que l’on n’a aucune raison de penser que les personnes qui ne reçoivent pas de rente sont à l’aide sociale, si cette hypothèse du Conseil fédéral se vérifie ou non.

 

L’enquête

Nous avons observé un échantillon de 69 personnes ayant toutes reçu une réponse négative à leur demande de rente AI. Les participants proviennent de Suisse romande, alémanique et italienne. Leurs âges sont compris entre 28 et 65 ans, avec une moyenne de 46 ans. L’échantillon a été récolté de manière aléatoire. Il ne peut être extrapolé sans précaution. Il est cependant suffisant pour être indicatif.

 

Après avoir rempli une feuille de consentement éclairé, les participants ont répondu à un questionnaire leur demandant, notamment, à quelle date et pour quel motif ils avaient fait une demande de rente AI, ainsi qu’à quelle date et pour quel motif cette rente leur avait été refusée.

 

Les résultats sont les suivants :

 

35% des individus interrogés sont actuellement pris en charge par leur famille (salaire du conjoint, aide financière des parents ou des enfants).

 

39% vivent de l’aide sociale.

 

26% travaillent à temps partiel ou ont d’autres sources de revenus.

 

On constate donc que la réinsertion professionnelle, même partielle, est une solution minoritaire. 74% des personnes interrogées sont à la charge de leur famille ou de l’aide sociale. Cela signifie que dans les trois quarts des cas, il y a transfert de charges sur les cantons et les communes, ainsi que sur les particuliers. On peut raisonnablement imaginer que si les règles d’octroi de rente deviennent encore plus sévères, ce qui est le cas actuellement, cette proportion augmente encore.

 

39% des personnes à qui l’on a refusé une rente doivent recourir à l’aide sociale. Que doit-on tirer de cette constatation ? Tout d’abord, qu’il y a bien report de charge d’une assurance sociale sur l’aide sociale. Cette enquête a été menée avant la grande vague de refus de rentes à laquelle on assiste aujourd’hui, soit de novembre 2005 à février 2006.

Conséquences

Les refus ont dramatiquement augmenté depuis 2004, ce qui signifie que la barre a été mise plus haut pour l’obtention de la rente : il faut être plus malade aujourd’hui pour obtenir une rente. Cela signifie que les personnes qui arrivent à l’aide sociale après un refus de rente peuvent être assez sérieusement atteinte dans leur santé.

L’aide sociale est-elle adaptée à cette nouvelle donne ? Ce n’est pas sûr. Le chômage l’est-il davantage ? Ce n’est pas sûr non plus. Ce sont les raisons pour lesquelles on voit un certain nombre de personnes être considérées comme aptes au travail par l’AI et comme non plaçables par les autres assurances sociales, qui ont déjà de la peine à réinsérer leurs clients, en pleine santé.

Le projet Mamac, de coordination entre les assurances et l’aide sociale, peut favoriser la réinsertion de ces personnes en évitant qu’elles ne tombent dans le trou ou la zone de non existence entre les différentes assurances, mais il faudra encore un certain temps pour en mesurer l’efficacité.

La 5ème révision devrait amener quelques outils supplémentaires pour la réintégration ou le maintien en emploi des personnes menacées d’invalidité. Malheureusement, ces outils sont probablement  très insuffisants, tant le Parlement a cherché à fixer des contraintes pour les personnes menacées d’invalidité et à les éviter pour les employeurs. Tant il a économisé même sur les mesures d’incitation destinées aux employeurs.

Cependant, l’aide sociale reste le dernier filet, censé récupérer toutes les personnes qui tombent du filet social duquel on est en train d’agrandir les trous.

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