Peut-on être patriote sans être d’extrême droite?

Défini comme l’attachement à sa famille et à sa terre, le patriotisme n’a pas de couleur politique. C’est l’histoire qui, en l’associant au nationalisme d’après 1870, en fait le ciment d’un mouvement politique fondé sur le conservatisme des valeurs, la fierté nationale et le rejet de l’autre, mouvement de droite et d’extrême droite, qui s’oppose alors farouchement à l’internationalisme prôné par la gauche. Il s’agit sans doute d’une étape dans la construction des états nations moderne. En ce sens, on peut se demander si le patriotisme, en tant que tel, a encore un avenir.

 

Autrefois, le sentiment d’appartenance à une communauté était très vivace. Chacun faisait intimement partie d’unités bien définies : une famille au sens large, dont il était solidaire, et une communauté villageoise, dont il connaissait tous les membres. Les liens de sang renforçaient encore l’esprit commun.  A l’intérieur de ce microcosme plus ou moins fermé et éloigné des autres entités, des valeurs pouvaient se développer et être partagées par l’ensemble des individus. On pouvait donc parler d’une culture villageoise, différente de la culture du village d’à côté. L’amour de la famille, « des pères », de la communauté avait un côté culturel.

 

On était aussi attaché à son village, à la ferme de ses parents, aux terres que l’on cultivait. Il faut dire que l’on naissait là où parents et grands-parents étaient nés et avaient vécu. On mourait là où l’on était né. Cette terre, que l’on avait reçue de ses pères, on en prenait soin chaque jour. Chaque arbre, chaque caillou était familier. Chaque bosquet, chaque ruisseau pouvait rappeler un instant d’enfance, de jeunesse, un souvenir attendri ou douloureux. On vivait au rythme de la nature et on savait observer chaque changement. On faisait « corps » avec l’environnement. On appartenait à une terre, la terre de ses pères (patres/patrie).

 

La patrie se confondait avec la communauté et la terre que l’on aimait. Le patriotisme était l’expression naturelle du respect, de la reconnaissance et de l’amour qu’on leur portait. Il ne s’agit donc pas là d’idées politiques, mais de sentiments. Sentiments cependant teintés de conservatisme, certes plus proche de la droite que de la gauche !

 

C’est le nationalisme qui va peu à peu donner sa couleur politique au patriotisme, couleur qui lui colle encore à la peau aujourd’hui. Le nationalisme connaît d’ailleurs aussi une évolution importante. Au début du 19ème siècle, le nationalisme se veut généreux et émancipateur, porteur de la révolution de 1848. Il est l’agent de la modernité.

 

Le nationalisme récupère le patriotisme pour en faire une valeur fondamentale du citoyen. On joue sur l’attachement des individus à leur communauté et à leur terre pour favoriser leur identification aux nouvelles nations. La Suisse vient d’acquérir de nouveaux cantons. L’unité de l’Allemagne et de l’Italie ne se fait pas sans peine. Il faut en assurer la cohésion. Il faut donc favoriser l’idée que l’on ne constitue qu’un seul peuple, malgré les différences. Cela se fait en s’appuyant sur l’amour de la patrie et en développant une mythologie propre à attiser la fierté des « descendants d’ancêtres communs glorieux » !  On cherche des références historiques, réelles ou imaginaires !… Guillaume Tell, pour autant qu’il ait existé, n’avait certainement pas la même représentation de la Suisse que celle que nous avons aujourd’hui, mais il a beaucoup fait pour la cohésion de la Suisse moderne !…

 

Au moment de la guerre de 70 cependant, le nationalisme change de visage. Il devient peu à peu autoritaire, expansionniste, voire colonisateur… Il est porté par une droite dure. La première guerre mondiale en marque l’apogée. Le sentiment d’appartenir à une nation, qui visait à rassembler des populations diverses sous une même bannière, aboutit aussi à séparer les différents peuples et à désigner les « autres », les ennemis. « Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part », que chante Brassens, se glorifient d’être nés ici ou là et méprisent tous ceux qui sont nés ailleurs.

 

On peut se demander aujourd’hui quel est l’avenir de ces notions de patriotisme et de nationalisme dans notre monde globalisé, où la mobilité est devenue la première des vertus.

 

Si je me réfère aux définitions que j’ai données ci-dessus, le patriotisme est une expression de l’attachement au clan familial et à la terre que l’on possède. Il est évident que ces deux éléments ont beaucoup changé depuis le début du 20ème siècle. Le clan familial disparaît peu à peu. La famille s’amenuise au point de n’être souvent formée que de deux personnes : un couple ou un parent avec un enfant. Elle se décompose et se recompose. Les liens du sang se distendent au point que l’on ne connaît plus ses cousins germains. Et si on ne les connaît plus, c’est que la communauté aussi se transforme. On ne fait plus partie d’une collectivité fermée, dont on connaît tous les membres. La plupart des individus habitent de grandes villes. Ils ne savent pas, qui sont leurs voisins. Ils sont intégrés dans plusieurs groupes : la famille réduite, peut-être les voisins, les collègues de travail, les membres de leur club, etc. Ils déménagent souvent. Ils ne connaissent pas leur quartier, n’ont pas le temps de s’en préoccuper et finalement, ils ne possèdent pas de terre… Ils ne s’identifient donc ni au clan familial, ni à la communauté d’habitation, ni à la terre sur laquelle ils vivent….

 

Ces éternels solitaires et déracinés peuvent-ils alors être patriotes ? Peuvent-ils encore aimer leur pays ? Sans doute, mais de manière plus abstraite. L’homme d’aujourd’hui s’attache aux gens qu’il croise, aux amis avec lesquels il partage des valeurs, aux villes qu’il habite, au monde qu’il visite et aux quatre coins duquel il laisse ses souvenirs. C’est tout cela sa patrie. Il l’aime autant qu’avant, mais son pays n’a pas de frontières et il est difficile à définir. Il est formé de mille éléments disparates.

 

…mais peut-être qu’il faudra trouver un autre mot pour désigner ce sentiment d’appartenir au monde…

 

Gisèle Ory

6 mars 2007

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